La Loi fondamentale

i. Du territoire de l'Empire

La nature même de l’Empire et ses caractéristiques au temporel comme au spirituel, exposées dans les chapitres de la Loi, dérivent de ce principe premier. Le dit principe fut énoncé par l’Empereur avant son avènement sous la forme d’un projet poétique, puis exprimé, en tant qu’acte fondateur de l’Empire, le septième jour du dixième mois de l’an deux mil.

L’Empire est l’expression d’un impératif catégorique : la préservation du rêve, sans autre fin qu’elle-même. Son territoire n’est donc pas une utopie mais une pantopie performative : la seule énonciation des principes de la Loi fondamentale de l’Empire suffit à les réaliser ; tout lecteur de la Loi fondamentale contribue lui-même à sa matérialité, comme on le reverra au principe quatrième.

Cette revendication territoriale première, qui conditionne l’existence de l’Empire, est par essence irréfragable : quiconque tenterait de la récuser ou de la contredire nierait l’existence de l’Empire, pourtant avérée puisque vous lisez ces lignes.

L’original de la revendication première établie en 2000 a été perdu ; un fac-simile datant de 2009 est conservé au Musée national d’Angyalistan, et peut être consulté sur demande, ainsi que sur le site de l’Empire.

Les caractéristiques du territoire impérial ont un nombre infini de conséquences, dont la plus connue et la plus abondamment commentée dans la littérature micropatrologique est que la superficie de l’Empire, en km², est de l’ordre de +∞. Elle n’est d’ailleurs pas différente en hectares ou en pouces carrés. Toute tentative de théorisation de la géographie de l’Empire est donc vaine. Seule une collecte empirique des paysages de l’Empire permet d’en approcher la variété et les dimensions : l’accumulation poétique et l’art du rêve sont donc les médiateurs nécessaires de la vérité scientifique. Les premiers évoluent au bénéfice de l’immanence de la seconde.

Le recensement des ambassades accessoires de l’Empire a été confié par décret à l’Impératrice, qui les consigne – ou non – selon son bon vouloir dans tout registre suivant tout moyen, l’ensemble des dits moyens étant constitutif du Grand Livre des Ambassades Accessoires de l’Empire. La superficie infinie du territoire de l’Empire a pour corollaire l’infinité de ses ambassades accessoires, dont les propriétés illustrent les principes de la physique quantique.

Le Grand Livre, par nature, n’a pas vocation à être exhaustif, tout travail de consignation encyclopédique se heurtant à la difficulté majeure qu’est l’infinité des rêves possibles. En conséquence de quoi, tout point de fuite est dans un état de superposition, cumulant le statut d’ambassade accessoire de l’Empire et l’absence de ce statut.

Ce principe deuxième n’est pas que le renforcement logique du premier. Il introduit aussi, en évoquant l’humeur des souverains – qui par définition n’est pas disciplinable – les prémisses d’autres principes de la Loi fondamentale, et notamment du principe septième.

Ce principe trouve son fondement métaphysique dans l’insaisissabilité ontologique du territoire de l’Empire : toujours disponible au regard, il n’est jamais susceptible d’être foulé – preuve s’il en fallait de la nature singulière de l’Empire, qui transcende largement les contingences habituelles de la condition des États.

À l’instant même où il est territoire de l’Empire, l’horizon est aussi susceptible de ne pas l’être. Pour cette raison, l’Empire ne s’engage pas dans une démarche de prise de possession territoriale aux dépens des territoires temporels des États traditionnels, ni dans une conquête de suzeraineté, mais dans un principe de co-souveraineté ; il reconnaît aux États constitués la pleine propriété – fructus, usus, abusus – de leurs territoires, et veille avec fermeté et justice à prévenir les velléités expansionnistes qui conduiraient tel ou tel État à revendiquer l’horizon d’un autre. Mais les évolutions politiques qui peuvent se dérouler en chaque point de l’horizon sont insusceptibles de le faire échapper à la co-souveraineté de l’Empire. Inversement, la co-souveraineté de l’Empire n’est pas susceptible de faire échapper les horizons observés aux territoires des États traditionnels auxquels ils sont le cas échéant habituellement attachés.

Consécutivement, aucun territoire de l’Empire n’est donc aliénable, que ce soit au nom de l’Empire ou contre son nom. Et toute tentative d’aliénation exclusive qui tendrait à faire entrer sous et/ou échapper à l’empire de l’Empire une portion de l’horizon est nulle et non avenue, la co-souveraineté étant une vérité ultime, par essence consubstantielle aux principes de la pantopie.

Autre vérité remarquable, cette inaliénabilité est la marque de la réalité quantique de l’Empire : à chaque instant, tout point de la planète est à la fois partie d’un horizon et partie d’un non-horizon. Et à la fois horizon infoulable et lieu physique accessible. Autrement dit, le territoire de l’Empire est toujours en même temps non-territoire de l’Empire. L’idée même de co-souveraineté ne repose pas sur une variation de statut alternative ou un partage des pouvoirs, mais sur un simultanéité de réalités superposées. Une souveraineté quantique, en somme.

La co-souveraineté de l’Empire est, pour les mêmes raisons, compatible avec le statut de bien public mondial de la haute-mer, conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ; et compatible mêmement avec les principes énoncés par le traité sur l’Antarctique signé le 1er décembre 1959 et entré en vigueur le 23 juin 1961, dans le cas des horizons situés au sud du 60e parallèle Sud.

D’autre part, il va sans dire – mais reste utile de préciser – que l’inaliénabilité ici édictée ne concerne bien sûr que le territoire des États de l’Empire, et en aucun cas le domaine privé de la Couronne, qui n’a pas vocation à être incorporé au territoire de l’Empire.

Le point essentiel de ce principe quatrième s’inscrit dans la lignée des précédents : ce n’est pas la tangibilité géographique qui crée la résidence, mais la communauté spirituelle. Puisque toute tentative de théorisation de la géographie de l’Empire est vaine, puisque tout travail de consignation encyclopédique se heurte à l’infinité des rêves possibles, puisqu’à l’instant même où il est territoire de l’Empire, l’horizon est aussi susceptible de ne pas l’être, la condition de résident n’est pas définie par une latitude et une longitude, mais par une aptitude et une attitude. Être résident suppose en effet une condition nécessaire et suffisante : être suffisamment ouvert à la nature globale et totalisante de l’Empire pour être conscient d’en être partie.

La résidence en l’Empire est tautologique et performative.

  • tautologique : elle n’existe à l’Empire que si elle existe au résident, et n’existe au résident que si elle existe à l’Empire ;
  • performative : elle est réelle dès qu’elle est rêvée.

La combinaison de ces deux caractéristiques a conduit certains commentateurs à parler de résidence révélée ; si la conscience d’être résident est au moins autant susceptible d’être enseignée que d’être fortuitement acquise par mystère interposé, il est exact que l’accession à l’état conscient de résident répond à un enchaînement de causes et d’effets qui n’admet tout simplement pas d’explication scientifique.

Il faut noter qu’un décret impérial fixe les droits et devoirs qui s’attachent aux différents états de la condition de résident : simples résidents, citoyens éclairés ou aristocrates d’Empire. La Loi fondamentale ne s’embarrasse pas de ces contingences temporelles, et se limite au terme générique de résident, expression d’un degré d’attachement à l’Empire d’intensité variable.

Qu’en est-il alors des non-résidents ? Pas plus caractérisables par la géographie, ils sont, a contrario, ceux qui n’ont pas conscience de faire partie de l’Empire – ce qui n’implique pas qu’ils n’en fassent pas partie. Mais il faut noter qu’il suffit à un non-résident de franchir une étape et d’être conscient de ne pas faire partie de l’Empire, pour que cette seule pensée lui offre la conscience de l’Empire qui lui permet de devenir résident au même moment. C’est donc l’ignorance qui, vraisemblablement, trace la fragile frontière entre les uns et les autres.

ii. De l'exercice du pouvoir

L’Empire d’Angyalistan est une monarchie ab-solue, sans réserve ni restriction, déliée donc de tout contrepouvoir. Compte tenu des caractéristiques issues des quatre premiers principes, on voit mal comment il aurait pu en être autrement. Pantopie infinie, en perpétuelle gestation dans les consciences, l’Empire ne peut, dans ses actions quotidiennes et concrètes, que s’imposer à tous par nature. Le fait impérial ne s’est-il pas d’ailleurs imposé de lui-même à la personne de l’Empereur et à celle de l’Impératrice ?

C’est ce principe qui donne aux autorités impériales la possibilité de légiférer par décrets impériaux, dans le cadre évidemment indépassable de la Loi fondamentale de l’Empire. Les décrets peuvent ainsi fixer les conditions de recensement des ambassades accessoires de l’Empire, mais pas leurs conditions d’existence (principe deuxième) ; les décrets peuvent fixer les droits et devoirs attachés aux différentes conditions de résidence et instituer ou défaire ces dernières, mais pas revenir sur les limites de l’impératif catégorique de la résidence (principe quatrième) ; les décrets peuvent fixer les modalités concrètes selon lesquelles s’organise la succession, mais ne peuvent revenir sur l’indisponibilité de la Couronne ni sur l’ordre successoral (principe septième).

La Loi fondamentale, à l’instar des lois de la physique, en circonscrivant l’action impériale, en assure aussi la continuité. Car la Loi fondamentale distingue nettement temporel et (principe sixième) spirituel : et cette dualité donne à l’évidence son sens à chacun des versants de l’exercice du pouvoir.

On note donc avec ravissement, corollaire logique de la première analyse entamée autour du principe cinquième, que la Loi fondamentale, en s’attachant avec force à distinguer temporel et spirituel, ne délie pas l’exercice de l’autorité impériale de tout. Elle est bien liée à (voire : liée par) quelque chose, mais dans sa dimension spirituelle. Il n’est pas innocent que le principe quatrième se soit attaché à formaliser la notion de résidence avant l’énonciation des modalités d’exercice du pouvoir : ce qui fait le spirituel, le religieux de l’autorité impériale, n’est pas un droit divin surgi des cieux qui la placerait d’office au-dessus de tout ; la fondation de l’Empire est intimement liée à la prise de conscience de sa pantopie, apparue dans un contexte amoureux au sein du couple impérial. Quant à la communauté des résidents, l’addition de leurs consciences donne à la Couronne son autorité naturelle, et la légitime non pas a posteriori, mais dans chacun de ces actes au moment où elle s’exerce.

Certains commentateurs ont argué cependant qu’il fallait bien que l’Empire précédât l’existence de la communauté, et que l’expression du principe cinquième ne permettait pas d’écarter l’intervention du droit divin dans la justification de l’autorité impériale. Cette mauvaise interprétation repose sur une méconnaissance des autres principes de la Loi fondamentale, et notamment de leur environnement quantique. D’autant qu’à l’évidence, la fondation de l’Empire n’a pu que reposer, non pas sur les seuls artefacts de l’union de l’Empereur et de l’Impératrice, mais sur une conscience concomitante de l’impact du fait impérial, ce qui permet de balayer d’un revers de manche comme inadéquates les arguties sans fin entre tenants de la théorie de l’œuf et partisans de la théorie de la poule. L’autorité impériale au temporel tient donc bien sa légitimité d’une continuité spirituelle, d’une re-ligion, mais s’en tient dans son exercice aux liens qui unissent le couple impérial et à ceux qu’elle entretient avec la communauté de ses résidents, qu’elle laisse libre d’y voir ou pas le signe d’autre chose qui dépasserait d’ailleurs le cadre de la Loi fondamentale de l’Empire pour s’inscrire dans celui de la Loi fondamentale – tout court.

iii. De la conservation de l’Empire

La Couronne est indistincte du fait fondateur impérial : tant que la conscience impériale se perpétue, la Couronne est ; pour autant elle n’est pas disponible. Une distinction subtile entre le fait impérial et la personne de l’Empereur et/ou de l’Impératrice explique ce principe : le détenteur de l’autorité impériale ne peut donc ni renoncer à la Couronne, ni en faire don, ni abdiquer. Il peut moins encore être forcé à abdiquer : puisque la Couronne est indisponible, elle est aussi insaisissable ; toute action contraignante – coup d’État, incarcération, impéricide, que sais-je – tendant à forcer une transmission de la Couronne est donc nulle et non avenue.

Le principe d’indisponibilité est tout ce qu’il y a de plus attendu dans le cadre d’une monarchie absolue. Plus surprenante est la proposition consacrée à la succession. Qui dit indisponibilité de la Couronne implique, évidemment, l’impossibilité pour le fait du prince d’intervenir sur l’ordre des successibles : il ne peut revenir au détenteur de l’autorité impériale de nommer, de lui-même, celui ou celle à qui reviendra l’autorité impériale après lui. C’est donc la coutume qui en décide.
Mais quelle coutume ? Sur ce point, à l’évidence, la fondation récente de l’Empire ne permet pas d’établir un ordre successoral nominatif qui répondrait aux interrogations régulièrement posées par les chroniqueurs royaux et journalistes mondains. On notera cependant d’ores et déjà que, puisque la couronne est indisponible, le successeur ne pourra pas renoncer à la succession qui lui sera offerte. La jeunesse de l’Empire ne permet pas encore de vérifier la justesse de cette interprétation : il ne reste qu’à attendre que l’histoire soit écrite.
Il faut, donc pour bien comprendre les contours de ce principe septième, s’interroger sur les conditions dans lesquelles le premier Empereur l’est devenu afin d’extrapoler et induire pour l’avenir les règles coutumières de succession, avec pour seul indice l’inconnaissabilité établie par la Loi fondamentale de l’ordre successoral. Comme on le sait, et comme le souligne la devise de la maison régnante, c’est l’amour, ni plus, ni moins, qui a présidé à l’émergence du fait impérial. Comme on le sait également, c’est par la conscience d’être résident que naît la résidence. À l’évidence, bien que la Loi fondamentale ne l’établisse pas expressément, la Couronne ne peut échoir qu’à des résidents, car il serait bien étonnant que le détenteur de l’autorité impériale n’en ait pas la conscience. On devine donc que la succession impériale suppose l’existence de la même condition : un fait amoureux dont le rayonnement se porte clairement vers l’horizon. C’est cette définition qui justifie à l’évidence que l’ordre successoral ne puisse être connu : la Loi fondamentale évite sciemment d’écrire l’avenir par divination pour s’en remettre au divin hasard qui a créé les conditions de son existence. Si l’ordre des successibles est inconnaissable, c’est qu’il n’est autre chose qu’une vérité révélée.

Certains commentateurs ont d’ailleurs relevé que les sept principes étaient ordonnés dans un triptyque numérique remarquable : quatre (Du territoire de l’Empire et de ses résidents, principes premier, deuxième, troisième et quatrième), puis deux (De l’exercice du pouvoir, principes cinquième et sixième), puis un (De la conservation de l’Empire, principe septième) – soit 421. Jusque dans sa forme-même, la Loi fondamentale redit donc le fond qui la sous-tend et la Vérité indépassable de l’Empire.